Par suite de la sévère censure du moment, cette affaire ne fut pas ébruitée et est restée inconnue de toute la population, sans doute encore aujourd’hui ! Seules, quelques lignes parues dans le numéro du Petit Troyen du 8 octobre 1916, apprennent à la population l’exécution de Malherbe : " Espion fusillé. Le nommé Malherbe Félix, 41 ans, d’origine suisse, condamné pour espionnage par le Conseil de guerre de la 20° région, le 12 mai dernier, a été passé par les armes hier matin, à 5 h 35, aux Hauts-Clos ".
Le 4 mai 1915, le service de contrôle de la gare de Troyes arrête un sujet suisse, parce qu’il manque une signature de la légation helvétique sur son passeport. Lors de la fouille opérée sur lui, on relève sur son Horaire de Chemin de fer, des chiffres, des numéros de régiments, et d’autres indications aussi compromettantes. Malherbe est incarcéré à la prison de Troyes. Il est accusé d’intelligence avec l’ennemi et condamné à mort le 12 mai 1916. Le condamné fait appel au pasteur aumônier militaire protestant de Troyes. Ce dernier et l’avocat ont la très nette impression qu’au point de vue de la Défense nationale, ce serait une grave erreur de faire disparaître un homme aussi bien documenté, et ils pensent qu’il pourrait rendre des services à notre contre-espionnage. Ils constituent donc un dossier au Président de la République, mais sans résultat.
Voici les déclarations de Malherbe : " fin février 1915, à Genève, sans travail, sans argent, assis sur un banc, il est abordé par un homme qui s’enquiert de sa situation pécuniaire, de son passé, de sa connaissance de la langue française, et lui propose de lui faire gagner de l’argent en allant porter des plis en France. Il examine son passeport et constate que Malherbe peut entrer librement en France. Il lui donne rendez-vous pour le lendemain à la Brasserie de Munich à Genève. Il le retrouve avec un officier allemand de Loerrach, agence du service d’espionnage allemand, près de la frontière française. Il reçoit 100 francs et il lui est recommandé d’aller à la Légation de France, faire viser son passeport pour Troyes. On lui propose d’aller faire en France un voyage d’essai. On le conduit à l’arrière des troupes allemandes, vers Mulhouse. La bataille fait rage à Cernay. On l’invite à observer, et faire un rapport : " Vous irez par Bellegarde à Lyon, Dijon et Bar. Vous irez ensuite à Troyes et vous reviendrez par Belfort et Delle. Ensuite, vous vous présenterez ici… ". Malherbe doit se renseigner sur l’état d’esprit de la population française, les ressources, le prix des denrées et des matières premières... Il doit ensuite aller à Villefranche voir si les Usines Vermorel fabriquent des obus, combien d’ouvriers y sont employés, si les ouvriers sont jeunes ou vieux, hommes ou femmes…A Dijon, il doit chercher à savoir si les Magasins de l’Armée sont bien pourvus, si l’Arsenal contient beaucoup de matériel et s’il y a beaucoup d’appareils au Parc d’Aviation. A Neufchâteau, Bar-le-Duc et la région, il doit tenter de savoir si une femme employée par le service des renseignements allemands n’a pas été arrêtée. Il doit passer ensuite à Brienne-le-Château pour se renseigner sur les munitions mises en réserve à la gare régulatrice… Malherbe accomplit ce voyage, et réussit à se procurer ce qu’il désire. Il écrit les résultats sur les parties blanches ou les gravures de journaux illustrés qu’il expédie à Bâle. A Neufchâteau, il apprend que la femme, a été arrêtée. A Brienne-le-Château il se renseigne sur les munitions d’artillerie. Il ne fait que passer à Troyes et retourne à Loerrach. Il est interrogé longuement. On lui remet 400 francs, plus 400 pour frais de voyage. Il fait 3 autres voyages et donne la liste des renseignements recueillis. Le 21 mars 1915, à 9 h 30 du matin, Malherbe a ordre de se trouver à Cherbourg, où il doit rencontrer une femme du service secret allemand et doit lui remettre un pli. L’espionne lui tend un journal qui porte dans la marge, des caractères impossibles à déchiffrer, et qu’il envoie à Bâle. A Cherbourg, il cherche à savoir si les gros canons de marine sont restés dans les forts, à Saint-Malo il remet un pli à un agent, à Brest il se renseigne sur l’état des travaux du cuirassé Bretagne et s’enquiert des approvisionnements en charbon, de l’arrivée des marchandises d’Angleterre… A Saint-Nazaire, il se renseigne sur l’état du transatlantique Paris, de même qu’à Brest, il a recueilli des renseignements sur le paquebot La France. A Nantes, il doit s’assurer de l’importance des arrivages d’aciers envoyés d’Angleterre. Il se préoccupe des arrivages de charbon, s’informe de l’activité industrielle pour savoir si certaines usines chôment, faute de matières premières ou de main-d’œuvre. Il remet un pli à remettre à un agent allemand à Nantes. Il revient à Paris et Pontarlier. A Paris, il voit 4 officiers allemands de Loerrach, portant l’uniforme de la Croix-Rouge anglaise. Il retourne à Loerrach le 29 mars, fait un rapport écrit et reçoit 500 francs plus 600 pour frais de voyage. On lui demande d’effectuer un voyage pressant à Villefranche, pour se renseigner sur le fonctionnement des usines Vermorel. Il apprend qu’elles fabriquent des obus, et leur quantité. Il se renseigne partout sur l’état des cultures, sur le mouvement des trains, sur les productions industrielles... Il va à Limoges, se documente sur les effectifs des dépôts, à Ruelle pour connaître la production de canons. Il apprend que 2 grosses pièces de 340 viennent d’être envoyées en Alsace. A Poitiers, à Tours, il se renseigne sur les effectifs et les mouvements de troupes, à Lisieux il doit savoir si la garnison doit être transférée à Evreux, à Rouen il apprend qu’il y a 40.000 hommes d’infanterie et de cavalerie, qu’il y a eu jusqu’à 20.000 hommes de troupes anglaises, mais il part sans cesse des détachements pour le front. Il se renseigne sur les arrivages de matières premières, de charbon, sur le nombre et la nationalité des bateaux... Il voit débarquer des munitions et des approvisionnements pour l’armée anglaise. Il se renseigne sur le nombre des blessés et des malades, se documente sur la moralité des femmes, cela dans le but de publier dans les journaux allemands des indications sur l’immoralité et la débauche en France ! Il cherche à savoir si les casernes ont été évacuées pour faire de la place aux jeunes recrues… Le 21 avril 1915 il va au camp de Valbonne pour y examiner les effectifs des troupes coloniales. Il apprend qu’il y a à Montluel de l’infanterie et des chasseurs à pied. Il va ensuite au camp de Banne, près de Lyon, pour y recueillir des renseignements sur les troupes qui s’y trouvent, puis à Saint-Germain-des-Fossés, gare importante de bifurcation, afin de surveiller les transports de troupes. Après, il se rend au camp d’Avord pour chercher à connaître l’effectif des troupes, et, en particulier, de l’artillerie qui s’y trouve. Il s’approche du camp d’aviation et prend note du nombre d’appareils et de pilotes, soit 200 pilotes et 20 appareils. Il va à Orléans s’enquérir des forces anglaises, part pour Paris, se renseigner sur la situation économique, le prix des denrées alimentaires et des matières premières, la mentalité de la population civile. Il raconte comment dans le train de Belfort, il pose à 2 officiers français d’adroites questions, et apprend tout ce qu’il veut savoir sur les moyens de défense de la Place et les forces en hommes, à une compagnie près. Il sait également qu’il n’y a pas de troupes anglaises dans ce secteur. Le 4 mai, il part pour Troyes, où il doit s’occuper de la marche des usines de la région, et du trafic en gare. C’est là qu’il est arrêté. Il raconte aussi qu’une femme s’est réfugiée à Troyes, qu’à Loerrach on appelle " La Mère de l’Eglise ", parce qu’elle s’occupe d’œuvres de charité et donne ses rendez-vous dans les édifices religieux. Elle centralise, pour le compte des Allemands, tous les renseignements des agents opérant dans la région. Un capitaine de Loerrach lui confie qu’ils sont ainsi très bien renseignés sur Troyes. On lui demande s’il y a toujours des mitrailleuses sur la tour de la Cathédrale Saint-Pierre. En effet il y eut bien un poste d’observation sur la tour de la Cathédrale, mais en 1915 il fut rapidement supprimé, les journaux allemands ayant annoncé que si Notre-Dame de Paris et la Cathédrale de Troyes étaient bombardées par avion, ce serait à cause des postes établis sur leurs tours. Il donne le nom d’individus soupçonnés d’espionnage, qui sont détenus à la prison de Troyes. Ceux-ci sont expulsés de France, sans condamnation, faute d’aveux et de preuves. Lors de son séjour rue Hennequin, l’aumônier militaire demande à Malherbe le 27 septembre 1915, s’il peut faire le plan de la Kommandantur de Loerrach. L’inculpé fait un plan très détaillé, dont le Grand Quartier général tient compte, et les aviateurs bombardent le centre d’espionnage, comme en fait foi un article de Paris-Midi, en date du 13 octobre 1916 : " C’est avec grande joie que les Français habitant la Suisse et les Suisses francophiles ont appris que des bombes ont été projetées par un de nos avions sur les maisons de Loerrach où se trouvent installés les bureaux de l’espionnage allemand en Suisse… ".
La grâce présidentielle n’est pas accordée, et le 7 octobre 1916, vers 3 heures du matin, derrière le Réservoir des Hauts-Clos, le peloton d’exécution attend. Quelques secondes plus tard, une salve. Justice est faite…